Point de vue des entrepreneurs et dirigeants chrétiens sur le sens du travail
Publié le 15/04/2016L’avant-projet de loi sur la réforme du droit du travail a suscité des réactions de rejet des organisations syndicales, d’une part, des étudiants, d’autre part.vDevant cette levée de boucliers, le Gouvernement a modifié plusieurs dispositions du projet, notamment celles relatives aux licenciements, et annoncé des sur-cotisations sur les CDD pour renforcer la protection des salariés.
Le texte actuel, en débat à l’Assemblée nationale en avril, n’aboutira pas réellement à une plus grande subsidiarité, si les accords d’entreprises deviennent conditionnés à une majorité de signataires syndicaux et à l’obligation de désigner un mandataire syndical pour les PME de moins de 50 salariés.
Tout ce qui permettait d’assouplir le marché du travail, en particulier par une plus grande prévisibilité pour les entreprises sur les conditions de licenciement, est devenu « indicatif ». Sans être obnubilé par les licenciements, qui ne sont que la solution de dernier recours pour un chef d’entreprise, et souvent envisagés avec peine, force est de constater que le choix qui est fait par le Gouvernement et les organisations syndicales ou représentatives des étudiants manifestants est celui de protéger les emplois existants et les salariés en place en priorité.
Cette attitude nous interroge sur sa portée pour l’avenir, car les évolutions technologiques et économiques en cours montrent que leur développement et la création des emplois associés ne passent plus systématiquement par l’embauche de salariés en CDI, mais par des activités indépendantes, des situations précaires (intérim, CDD, contrats aidés…) ou l’auto-entrepreneuriat, donnant la préférence au travail sur le statut.
Discussion au sujet du sens du travail
Le travail est souvent vu comme une malédiction : il est vrai que dans la Bible il est dit à l’homme « Tu gagneras ton pain à la sueur (labor) de ton front », tandis que la femme « enfantera dans la douleur », et ce depuis le péché originel.
Mais l’homme (homme et femme) est créé libre, c’est-à-dire capable d’inventer, de co-créer avec Dieu, qui lui a confié la Création à cultiver et à développer. Son travail est aussi une œuvre (opus). C’est ainsi que le qualifie Hannah Arendt, par opposition au travail « privé » nécessaire pour la subsistance depuis l’origine, lorsqu’il contribue au monde « commun », au bien collectif.
Les travaux de nombre d’économistes se penchent actuellement sur la valeur du travail, visible ou invisible1. Cette valeur n’est pas uniquement chiffrable dans le domaine économique, elle est d’abord humaine par la dignité, les relations personnelles et la reconnaissance sociale auxquelles il participe (ou dont son absence prive cruellement). La financiarisation de l’économie a sans doute écrasé ces aspects essentiels du travail que soutient la Pensée sociale chrétienne.
L’intérêt récent pour des attitudes empreintes de bienveillance2 ou la surveillance du bien-être au travail ont également reconnu la nécessité pour les hommes et les femmes dans les entreprises d’être considérés à leur juste valeur, comme des personnes, douées de créativité et d’émotions, que l’entreprise doit prendre en compte. Le travail peut devenir une souffrance, si l’on n’y prend pas garde.
Point de vue des entrepreneurs et dirigeants chrétiens sur le sens du travail
Rappelons que l’entreprise est aussi une communauté de personnes en vue d’un projet, qui motive pour avancer et inventer ensemble, dans la confiance… Cette confiance en la possibilité de développer la liberté créatrice de chacun dans le cadre de l’entreprise est à entretenir et sans cesse à construire.
L’intervention des syndicats au nom de la « protection » des salariés est réductrice, lorsqu’elle entretient la défiance envers les patrons. La lutte des classes est encore bien présente en France, même si elle est dénoncée par l’Église depuis Léon XIII dans Rerum Novarum (1891) et que bon nombre de chefs d’entreprises prennent réellement en compte depuis longtemps la nécessité de respecter, voire de développer l’autonomie des salariés, en pratiquant la subsidiarité, dans la confiance en leurs capacités en tant que personnes humaines.
Le travail salarié est une forme très répandue de travail, protégée par le droit du travail et le contrat de travail qui en découle. Mais il ne se réduit pas à un échange juridique, qui serait forcément dissymétrique entre employeur et employé et qui ne toucherait qu’une part de la personne. Celle-ci doit s’engager dans le projet collectif, tout en exerçant sa liberté et sa créativité, sans devoir « se couper » en morceaux… Le contrat a donc une dimension morale, comme tout acte humain responsable.
D’autres formes de travail se développent sous la pression des technologies et de la crise économique, qui autorisent et obligent à la fois à inventer de nouveaux modèles d’activités, plus souples, plus réactifs et plus décentralisés. Ces opportunités doivent aussi être régulées, dans le contexte mondial de concurrence exacerbée, pour rendre celle-ci loyale et respectueuse des personnes qui s’y emploient. Les seules lois du marché risquent d’être insuffisantes pour promouvoir un juste équilibre. Des règles de protection sociale par exemple sont nécessaires pour ne pas créer un monde à deux vitesses, auquel il faudrait remédier tôt ou tard (par des systèmes de revenus de remplacement, d’aides sociales, de soins gratuits…). Mais il ne convient pas d’encadrer ces activités avec la même rigueur que celle qui empêche de créer davantage d’emplois salariés, au risque de les tuer dans l’œuf…
Ces nouvelles formes de travail font également souvent appel à la solidarité ou la relation directe entre les personnes, ce qui humanise le travail et est donc une retombée positive de ces développements. On observe que les besoins futurs en matière d’emplois se situent en grand nombre dans le secteur de l’aide aux personnes, où les technologies ne rencontrent pas toujours le succès escompté auprès des personnes âgées, par exemple, la « silver economy » ayant du mal à percer dans le secteur technologique.
De nombreux exemples d’entreprises solidaires ou d’insertion parmi les EDC peuvent faire la preuve que le pari sur l’homme est toujours difficile, audacieux, mais très souvent gagnant. L’objectif commun de partage peut à la fois mobiliser et accomplir son but de rendre aux exclus leur dignité de travailleur.
Nous, entrepreneurs et dirigeants chrétiens, nous souhaitons pouvoir nous exprimer dans ces débats et être écoutés. Nous avons su nous mobiliser pour l’embauche des jeunes. Soyons inventifs pour le travail de demain, en encourageant les nouvelles opportunités porteuses de dignité accrue de l’homme.
Dans les négociations, auprès des partenaires sociaux, tant patronaux que syndicaux, et dans les organisations professionnelles, soyons le « levain dans la pâte » pour chercher à construire des accords durables en essayant de les faire sortir des préjugés anciens de tous bords. Nos expériences vécues dans les entreprises doivent permettre d’apporter des avis solides, fondés sur l’expérience. Attachons-nous à les recueillir et à les promouvoir collectivement.
Le Pape François nous rappelle à nouveau la beauté du travail dans son Exhortation apostolique Amoris Laetitia sur l’amour dans la famille : « Que le travail soit une partie fondamentale de la vie humaine se déduit des premières pages de la Bible, lorsqu’il est déclaré que « l’homme a été établi dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder » (Gn 2, 15). C’est l’image du travailleur qui transforme la matière et tire profit des énergies de la création, produisant “le pain des douleurs” (Ps 127, 2), tout en se cultivant lui-même. » (cf. n°23). « Le travail permet à la fois le développement de la société, l’entretien de la famille, ainsi que sa stabilité et sa fécondité… » (cf. n°24) Ce sont les enseignements permanents de la pensée sociale chrétienne qu’il nous faut vivre.