Eclairage de fond

Ce que recouvre et ne recouvre pas la notion de raison d’être

Publié le 15/04/2020

Ce que n’est pas la raison d’être

L’intégration dans la loi de la notion de « raison d’être » conduit à en faire une notion ayant une certaine portée juridique, à côté de l’objet social et de l’intérêt social. Mais il faut se garder de voir dans la « raison d’être » une simple et seule notion juridique. Pour autant, la « raison d’être » ne doit pas être confondue non plus avec l’objet social et l’intérêt social. L’insertion de la « raison d’être » dans la loi conduit à s’interroger sur le sens à accorder à cette notion à côté d’autres notions voisines comme ces dernières. Selon la place que l’on accordera à ces notions, le fondement de l’entreprise sera différent.

La notion de « raison d’être » penche plutôt pour une conception juridique de la société tournée vers le bien commun

Traditionnellement, il existe deux conceptions juridiques de la société, contractuelle et plutôt individualiste, ou institutionnelle et plus tournée vers le bien commun. L’émergence de la notion de « raison d’être » penche pour cette seconde approche, que dans les années 1950-1960 on appelait en France « l’école de Rennes », notamment dans les écrits du juriste Paul Durand pour qui l’entreprise constitue une unité organique entre patronat et salariés ; en quelque sorte, une association « capital-travail ».

On retrouve cette conception de l’entreprise en France en 1995 dans le rapport Viénot sur le conseil d’administration des sociétés cotées où l’intérêt social de l’entreprise est défini « comme l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même ; c’est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome poursuivant ses propres fins distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt général commun qui est d’assurer la prospérité et la continuité de l’entreprise »1.

En fait, le débat posé est moins juridique que sociétal. Selon la lettre de mission aux rapporteurs Notat-Sénard, il s’agissait de « mener une réflexion sur la relation entre l’entreprise et l’intérêt général ». Tel n’a cependant pas été le choix des auteurs du rapport, qui ont pris leurs distances avec cette problématique pour parler de l’entreprise comme d’un objet d’intérêt collectif, dans la mesure où celui-ci se distingue de l’intérêt général et que le rôle de l’entreprise n’est pas de poursuivre l’intérêt général.

Quelle différence y a-t-il entre objet social et raison d’être ?

Se pose alors nécessairement la question de la différence entre objet social et raison d’être. La loi PACTE est là-dessus muette. On peut toutefois considérer que la distinction juridique pourrait être la suivante : alors que le premier fixe un objectif commun entre les associés dans le cadre d’un plan d’affaires, la seconde constituerait la « volonté partagée », les engagements – que l’on n’ose pas dire moraux – que ces mêmes associés se donneraient pour atteindre cet objectif.

Mais, qu’est-ce qui distingue alors la raison d’être de l’intérêt social ?

Là encore, la loi PACTE, bien que consacrant la notion en l’intégrant dans l’article 1833 du code civil, ne donne aucune définition. Pourtant, l’intérêt social est souvent évoqué dans le code de commerce. Les juristes y voient l’expression des intérêts particuliers au sein de la société. Mais l’on retrouve ici les deux visions de l’entreprise : soit l’intérêt social se réduit aux intérêts des seuls associés selon l’approche contractuelle, soit il englobe plus largement les associés, selon l’approche institutionnelle, mais aussi les salariés, les créanciers, les fournisseurs, les clients, voire l’Etat (tous étant parties prenantes ou stakeholders). L’intérêt social ne se confond pas avec l’objet social, mais les relations entre ces deux notions sont sujettes à controverse entre juristes.

Le débat sur la raison d’être et l’intérêt social de l’entreprise marque une préférence pour l’approche institutionnelle de l’entreprise et apparaît comme une conséquence de la métaphore de « l’être » appliquée à la personne morale, que l’on rencontre très souvent dans la littérature managériale et académique. Même si la législation lui a reconnu les attributs d’une personne physique selon une fiction juridique, une personne morale n’est pas un être vivant assimilable à un être humain. La « raison d’être » d’une entreprise ne se confond pas avec la « raison de vivre » d’un individu. Elle peut toutefois aider à établir un « vivre ensemble » et peut être même source d’une «communauté de destin» au sein de l’entreprise par le partage de valeurs communes entre associés et employés, voire plus largement.

La « raison d’être » ne se confond pas non plus avec la RSE

A côté de cette approche d’ordre juridique, rappelons que la « raison d’être » ne se confond pas non plus avec la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (« RSE »). Cette dernière couvre un dispositif réglementaire et opérationnel fondé sur des normes, en général extérieures à l’entreprise (environnementales, sociétales et sociales). Cependant, une politique de RSE doit se fonder sur la raison d’être de l’entreprise.

La « raison d’être » ne se confond pas non plus avec un renforcement de la marque de l’entreprise autour de sa vision et de ses valeurs

La « raison d’être » ne se confond pas non plus avec un renforcement de la marque de l’entreprise autour de sa vision et de ses valeurs, que les entreprises mettent déjà souvent en œuvre sous le terme de « plate-forme de marque ». En marketing, une plateforme de marque comprend quatre piliers : une vision de l’écosystème dans lequel l’entreprise intervient, des valeurs qu’elle promeut en interne et en externe, des preuves dont elle estime qu’elles démontrent la valeur de son activité et une raison d’être qui résume le tout. Les fondements de cette plate-forme pourront ainsi ensuite transparaître tant dans les offres commerciales, dans les messages publicitaires, dans les interventions médias, que dans les campagnes de recrutement (marque employeur). Le slogan final (qu’on appelle techniquement la tagline) se veut l’expression en quelques mots de cette plate-forme de marque.

C’est la pratique de nombreuses entreprises de définir leur mission ou leur culture par une phrase, souvent positionnée sous le logo. Pratique qui a du sens, mais qui est par construction bien moins ambitieuse et qui peut se réduire à un pur slogan. Cependant, là également, la plate-forme de marque doit se fonder sur la «raison d’être» de l’entreprise, quand il y en a une.

Ce que devrait être la raison d’être

Le concept de « raison d’être » est en un sens d’essence philosophique. Il signifie la cause de l’existence d’une chose ou d’un être. Dans le cas de l’entreprise, personne juridique, la « raison d’être » de l’entreprise peut être d’abord vue comme la motivation qui a conduit les fondateurs et premiers actionnaires à décider de la créer en vue d’un objectif qu’ils avaient en commun.

Cet objectif intégrera plus ou moins une dimension financière, mais avant celle-ci, il y a d’abord un projet animé d’une volonté commune et partagée. Dans cette optique, il n’y a donc pas une raison d’être unique à toutes les entreprises, mais autant qu’il en existe ; de la même manière, l’expression de la « raison d’être » prendra des formes très différentes d’une entreprise à une autre, sans qu’il n’existe de schéma directeur de mise en œuvre.

Cela peut se traduire par le choix d’une modalité ou d’une autre de la forme sociale de l’entreprise (notamment au travers de sa gouvernance ou de la forme de propriété de la société). Mais notre objet ici sera plus restreint : nous prendrons comme référence centrale l’entreprise classique, société commerciale cotée ou non, détenue par des actionnaires ou des associés lesquels, du point de vue de la Doctrine Sociale de l’Eglise en ont la responsabilité centrale, précisément comme propriétaires, au vu de la destination universelle des biens. Etant entendu que, quelle que soit sa forme, l’entreprise instaure une réelle communauté entre des actionnaires, des collaborateurs, des fournisseurs et des clients.

Ce texte est extrait du Cahier des EDC La raison d’être de l’entreprise

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Raison d’être des entreprises et bien commun

Le contenu de la « raison d’être » des entreprises

  1. Rapport AFEP‐CNPF, p. 9.