Chantal Delsol et Alexandre Sevenet évoquent ensemble une vision de l’homme plus autonome et libre.
Chantal Delsol : La subsidiarité est un principe d’organisation fondé sur une certaine vision de l’homme. Celui-ci est considéré comme une personne, ayant donc une liberté propre et une conscience morale individuelle qui est l’ultime instance morale. Nous ne sommes pas indépendants, parce que nous dépendons toujours les uns des autres. Mais nous sommes autonomes, c’est-à-dire capables de nous donner des lois et de les suivre.
Alexandre Sevenet : En termes de subsidiarité, le Code du travail français ne reflète absolument pas ce qui fait notre culture. Il est extrêmement détaillé, cherchant à prévoir ce que chacun doit faire. Alors que le Code du travail suisse n’édite que des principes et ensuite charge à chaque personne de les mettre en œuvre.
J’ai mis en œuvre la subsidiarité dans mon entreprise dès le début parce que j’ai dé ni une organisation plus « model management ». J’ai eu très vite l’intuition qu’il fallait des entités à taille humaine.
C. D.: Une société nourrie par l’idée de subsidiarité part d’en bas et laisse d’abord chacun développer toute son action. On accomplit une action que lorsque le niveau d’en bas ne peut pas l’accomplir.

Alexandre Sevenet
A. S. : Au début, j’ai eu tendance à donner trop de responsabilités, et là on n’est plus dans une démarche de libération parce que les gens se sentent écrasés. J’ai eu du mal à trouver la juste mesure entre le niveau de responsabilité et le niveau de compétence et d’aptitude à exercer cette responsabilité. Aujourd’hui, j’essaie d’envoyer régulièrement les gens en formation, faire des vrais bilans annuels ou tous les six mois pour les plus jeunes, faire le point sur les actions à mettre en œuvre pour progresser, faire grandir les personnes sans les écraser.
Chaque année nous engageons des jeunes que nous formons. Tous les projets se font en binômes : un senior et un junior, de manière à assurer le transfert de compétences, et petit à petit les personnes grandissent en compétences, ils sont très polyvalents. Bien sûr, ça ne se fait pas du jour au lendemain ; il faut toute une dé- marche de progression mais cette organisation en binôme permet d’avoir une suppléance au point le plus bas. Je ne pense pas que ce serait possible avec des gens en réinsertion professionnelle, sous-diplômés.
C. D. : Oui, si un niveau donné n’a pas sufisamment de compétences, il faut le suppléer, et c’est le niveau du des- sus qui va prendre le relais. Tout dé- pend donc de ce qu’on appelle « être compétent ». Dans l’optique de la subsidiarité on ne doit pas dire : il est incompétent pour toujours, déficient par nature. Au contraire, on supplée à ses incompétences toujours dans l’idée de l’aider à restaurer son autonomie. Car ici, l’état normal, c’est l’autonomie de chacun. Suppléer l’autonomie est toujours temporaire ou en tout cas considérée comme telle. Je dirais que c’est une philosophie de confiance et d’espérance dans la personne.

Chantal Delsol
A. S.: Il y a un message que je communique régulièrement aux équipes ; c’estcelui de donner, apprendre, recevoir. Je sais que passer six heures à expliquer com- ment il doit faire son travail, contrôler comment il l’a fait, corriger ce qui n’a pas été fait, etc., c’est beaucoup moins ef cace que le faire soi-même en deux heures parce qu’on sait le faire. Mais c’est ainsi que chacun peut progresser. C’est du don, une solidarité, un regard d’amour, une disponibilité parce qu’en fait, in ne, tout le monde sera plus fort.
C. D. : Et aussi pour dire qu’on n’est pas seulement dans une société de la performance et de l’efficacité mais dans une société de relation, de liens où les personnes se rencontrent.
A. S.: Le travail déshumanisé est une catastrophe. Ce besoin relationnel est réel et fondamental. Il correspond tout à fait aux jeunes générations qui arrivent sur le marché du travail: dans cette démarche de recherche de sens du travail, de travail en réseau et puis d’accomplissement. Aux EDC, j’ai découvert la subsidiarité et lu avec beaucoup d’intérêt le « Cahier » sur ce sujet. Mon entreprise aujourd’hui a ses principes mais il manque un peu de squelette ! J’aimerais doter le groupe d’un mode de fonctionnement qui soit plus structuré globalement. J’ai ainsi avancé dans ma réflexion qui correspond à la mise en œuvre de la subsidiarité dans l’entreprise.
C. D.: Agir par soi-même est une joie, individuellement ou ensemble. Il s’agit d’augmenter et d’embellir le monde. Ce que les politiques ne savent pas en France, c’est ceci : bien souvent l’autonomie a plus de prix que l’efficacité de l’action. Les villageois font peut-être moins bien que l’énarque venu de Paris: oui, mais c’est leur action. L’efficacité, la rentabilité, la performance technique: tout cela, dans une certaine mesure, est moins important que la joie de l’acte libre.
A. S.: Nous sommes dans une situation de défiance. Pour moi, le moteur essentiel de l’application de la subsidiarité, c’est la confiance, et ça reste à construire.
C. D.: Exactement. La société française est une société de défiance. Considérés comme incompétents, nous n’avons pas d’initiative et devons obéir à l’État central. Si le législateur propose de laisser une initiative nouvelle aux instances d’en bas (Loi El Khomri), immédiatement on crie à l’injustice: les échelons d’en bas ne sont pas considérés comme capables d’agir pour le bien commun.
A. S. : Chef d’entreprise depuis dix ans, je suis sans cesse face à des obligations. Cependant, il y a des signes positifs. L’esprit français, c’est aussi un esprit frondeur, indépendant, créatif. Le dispositif de l’auto-entreprenariat et la vague de créations d’entreprises qui s’en est suivie depuis quelques années sont pour moi très positifs. Je crois beaucoup à ces signes-là. J’es- père que cette dynamique ne va pas être cassée par la réglementation d’un secteur qui normalement ne doit pas l’être.
C. D.: Vous avez raison. C’est comme cela que ça devrait marcher, si au moins nous voulons rester cohérents avec la vision de l’homme que nous aimons: autonome, libre et doté d’une conscience morale personnelle.
A. S.: En tout cas, ça fonctionne dans mon entreprise avec un turnover de 5% alors que, dans notre métier, la moyenne est de 15 à 20 %. La subsidiarité est une méthode générale qui permet de respecter parfaite- ment la personne, pas telle qu’on voudrait qu’elle soit, mais telle qu’elle est, telle qu’elle peut s’accomplir aussi. C’est la parabole des talents, c’est « laissez venir à moi les petits enfants », c’est tout le discours de liberté de l’amour, qui n’est pas vampirisant mais libératoire. Pour moi, c’est le message de Christ !
C. D.: Je suis complètement d’accord aussi avec cette approche spirituelle.
Propos recueillis par Françoise Vintrou
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Le management dans la confiance se caractérise par une humeur qui porte à agir avec, plutôt que contre, les personnes. Elle fournit une base solide pour une responsabilité sociale et environnementale des entreprises très effective. Car ce monde de management permet au monde du travail de mieux préparer chacun à la citoyenneté.
En effet, la sphère professionnelle est alors un peu moins un lieu du chacun pour soi et un peu plus celui d’une pédagogie du « vivre ensemble ». École du compromis ordinaire, le travail devient un apprentissage permanent du « vivre ensemble ».
Pierre-Olivier Monteil, philosophe protestant,
chercheur associé au Fonds Ricœur,
enseignant à HEC et à l’université Paris-Dauphine

Article extrait de la revue Dirigeants chrétiens n°79
Dirigeants chrétiens n°79 – Oser la subsidiaritéLa pensée sociale chrétienne (PSC) est une véritable langue vivante pour les EDC. En faisant de la dignité humaine un fondement, en multipliant les initiatives de suppléance, les chrétiens donnent voix à un principe vertueux.
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