Lorraine-Champagne-Ardenne

Récollection régionale à Benoîte-Vaux sur « Osons pour une foi(s), faisons preuve d’audace »

Publié le 21/12/2017

Suite à la récollection du 18 novembre à Benoîte-Vaux, retrouvez le texte du Père Yves Gérard sur la notion d’audace chez les prophètes de la Bible et chez les philosophes :

RECOLLECTION EDC 18 NOVEMBRE 2017 BENOITE-VAUX

« OSONS POUR UNE FOI(S), FAISONS PREUVE D’AUDACE »

 

 

ELEMENTS D’INTRODUCTION

 

Cette récollection est proposée directement en vue des Assises nationales de Strasbourg « Oser pour une foi(s) »

 

Commentaire du titre  

– Notons l’importance du verbe « oser » sur trois registres : croire (foi, en témoigner, la nourrir), dire (exprimer, ouvrir des espaces de dialogue, être passeur), bâtir (oser s’engager en vue du bien commun) ;

– Oser et audace sont des mots ambivalents, selon le contexte et le ton dans lesquels ils sont utilisés : tantôt valorisant : « voici une proposition audacieuse ! », tantôt péjoratif : « c’est un spectacle osé » ; « quelle audace de dire des choses pareilles » : oser ou faire preuve d’audace bravent en effet le sens commun et les goûts dominants et donc dérangent.

« pour une foi(s) » : le jeu de mot nous conduit à la fois sur le registre de la vertu de foi, et sur le registre de la fréquence ou de la rareté suggérant que le plus souvent nous n’osons pas, paralysés que nous sommes par toutes sortes de peurs…

 

Une pédagogie spirituelle

Il s’agira de repérer les freins, les points de blocage, mais aussi les audaces et les espérances. Peut-être aussi pourrons-nous recueillir l’encouragement de grands témoins, qu’ils soient bibliques ou plus contemporains.

 

Les buts 

  1. Cette récollection est à considérer et à accueillir comme une propédeutique aux Assises Nationales 2018 ;
  2. Puisse-t-elle aussi nous voir ressortir d’ici avec l’audace de devenir un peu plus des dirigeants témoins, passeurs et engagés.

 

 

 

  1. SERIONS-NOUS TIMORÉS ?

« Le plus grand échec est de ne pas avoir le courage d’oser » (Abbé Pierre)

 

  1. Si l’on éprouve le besoin de s’interroger sur le verbe « oser », c’est qu’il n’est plus évident. Des philosophes comme Cynthia Fleury ou Chantal Delsol nous alertent sur une des caractéristiques de notre époque : le manque de courage, la tentation du renoncement :

Quelques citations de Cynthia Fleury :

. « Les individus comme les sociétés croient que la lâcheté est plus ‘payante’ que le courage » …

. « on préfère se retirer chez soi plutôt que lutter ensemble. La lâcheté quotidienne constitue une forme d’apocalypse rampante : elle fabrique de l’érosion de la personne, de l’isolement et met en danger les structures collectives. La lâcheté et le renoncement coûtent beaucoup plus cher que le courage, mais progressent dans les esprits »

. « … le salut ne viendra que de quelques individus prêts à s’extraire de la glu, sachant qu’il n’y pas de succès au bout du courage. Il est sans victoire. La vraie civilisation, celle de l’éthique, est sans consécration. » (La fin du courage, Fayard 2010)

 

En même temps, nous sommes à une période de libération de la parole : les lanceurs d’alertes, les femmes qui osent parler des harcèlements sexuels dont elles ont été victimes (affaire Weinstein), les efforts des parents et des scolaires pour briser l’omerta sur le harcèlement scolaire ou les agressions pédophiles, le journalisme d’investigation appliqué aux malversations financières (Panama puis Paradise papers)…

 

  1. Ceci n’est pas seulement d’aujourd’hui : la Bible nous met souvent en présence d’acteurs qui dans un premier temps n’osent pas, puis franchissent le pas de la parole. Quelques exemples de dialogue difficile entre Dieu et celui qu’Il appelle :

 

– Moïse (Gn 3 et 4) : Dieu le choisit pour libérer son peuple. Dialogue difficile où Moïse se récuse, essaie de fuir l’appel de Dieu : Je t’envoie maintenant vers le Pharaon… Moi ? je ne peux pas aller trouver le Pharaon et faire sortir des Israélites d’Egypte… Je serai avec toi… Mais ils me demanderont ton nom Que leur répondrais-je ?… Mais les Israélites ne voudront pas me croire ni m’obéir… (miracles et prodiges). Ce n’est pas possible, Seigneur, je n’ai pas la parole facile ? Je ne l’ai jamais eue, et je ne l’ai pas davantage depuis que tu me parles… Je t’en supplie Seigneur, envoie quelqu’un d’autre ! Alors le Seigneur se mit en colère contre Moïse…

 

– Jérémie (Jr 1…) : Je t’avais destiné à être mon porte-parole auprès des nations… Hélas Seigneur Dieu, je suis trop jeune pour parler en public…N’aie pas peur d’eux, car je suis avec toi pour te délivrer… Ne te laisse pas intimider par eux, sinon je te rendrai timide devant eux…

(Jr 20) : Seigneur, tu m’as si bien séduit que je me suis laissé prendre… Je ne parlerai plus de la part de Dieu… Mais Seigneur tu es fort et tu combats pour moi…

 

– Les disciples (Jn20) : Le soir de ce même dimanche, les disciples étaient réunis dans une maison. Ils en avaient fermé les portes à clé, car ils craignaient les autorités juives…

 

Pierre et Jean devant le Grand Conseil (Ac 4) : Les membres du Conseil étaient très étonnés, car ils voyaient l’assurance de Pierre et de Jean et se rendaient compte en même temps que c’étaient des hommes simples et sans instruction…

 

  1. Plus près de nous : Matin brun

Nouvelle (11 pages) écrite par Franck Pavloff en 1998, sur un coup de colère devant les alliances de certains candidats avec le Front National pour le 2e tour des élections. Allusion aux « chemises brunes » des SA (milice nazie). Nouvelle intemporelle contre la pensée unique. En résumé : l’Etat Brun interdit la possession de chiens et de chats qui ne sont pas bruns. Les gens ne se sentent pas concernés. Ils trouvent même des raisons d’approuver cette loi. De proche en proche sont arrêtés tous ceux qui ont ou auraient eu, dans le passé, des chiens ou des chats non bruns. Personne ne réagit jusqu’au matin où la police frappe à la porte du narrateur lui-même.

 

  1. Quelques leçons pour nous
  2. Dans ces quelques exemples apparaissent des obstacles au fait d’oser :

– se regarder soi-même : « je suis trop jeune, je ne sais pas parler »

– se laisser obnubiler par l’obstacle : « les autorités juives »

– ne pas se sentir concerné ou refuser de se sentir concerné (cf. l’expression courante « c’est pas mon problème »)

 

  1. Apparaissent aussi les motifs de vaincre la paralysie ou l’aphasie :

– la présence du Seigneur : « Je serai avec toi, Je suis avec toi pour te délivrer »

– la force de Dieu : « Tu es fort et tu combats pour moi »

 

  1. L’attitude de Dieu lui-même :

– Il ne renonce pas, ne se laisse pas éconduire : « Ne dis pas que tu es trop jeune »

– sa pédagogie quelque peu rude : « … sinon je te rendrai timide devant eux »,

– sa promesse d’être présent quoi qu’il arrive : « Je suis avec toi »

– le don de son Esprit-Saint (Pentecôte) : ainsi prend corps la promesse de présence perpétuelle du Seigneur à nos côtés.

 

  1. Invitation à la réflexion et à la prière

A la lumière de ces quelques exemples et réflexions, j’essaie de me préciser ce qui m’empêche de parler, de dire les valeurs auxquelles je crois :

– quels freins,

– quelles paralysies,

– éventuellement quelles lâchetés,

– quelles stratégies d’évitement des interpellations,

– quelles « petites compromissions »…

 

 

 

  1. TROIS QUALITES DU DISCIPLE MISSIONNAIRE :

AUDACE, COURAGE, ESPERANCE

 

La notion d’audace

Elle nous vient d’un terme grec : la parrhêsia. Remis en honneur par le Pape François lors du pèlerinage des catéchistes du monde entier à Rome les 27 et 28 septembre 2013. Il désignait par là l’attitude fondamentale pour annoncer la foi : la franchise, le parlé juste et vrai dans une assurance solide.

Elle est assez peu présente dans les évangiles mais très fréquente chez St Paul

Avant d’être un mot du vocabulaire du Nouveau Testament, la parrhêsia se rencontre dans la philosophie antique, notamment gréco-romaine. C’est probablement Michel Foucault qui en dégage le mieux la richesse de sens :

 

– la parrhêsia pédagogique : c’est l’audace du maître dont a besoin le disciple pour accéder à la vie philosophique, à la conversion à soi par l’acquisition de connaissances et la pratique d’exercices spirituels. Le maître doit dire franchement au disciple ce qui est utile, vrai et nécessaire au disciple pour l’aider à se construire.

– la parrhêsia politique : Michel Foucault va élargir et approfondir la notion de parrhêsia dans le cadre de la démocratie athénienne en distinguant une bonne parrhêsia et une mauvaise parrhêsia :

. la bonne parrhêsia, c’est la franchise du discours qui permet de gouverner la cité et d’emporter l’adhésion des concitoyens. C’est ainsi que le bon dirigeant acceptera que ses conseillers pratiquent la parrhêsia, c’est-à-dire le parler vrai ou même le franc parler   à son égard. Il prend le risque d’être contredit, d’être blessé ou vexé, de froisser ou de blesser, de perdre sa bonne réputation, son aura ou même sa vie. Rappelez-vous : « Celui qui dit la vérité, il doit être exécuté » (Guy Béart)

. la mauvaise parrhêsia, c’est celle où l’on parle ouvertement mais pour dire un peu n’importe quoi ou pour flatter le peuple et ne lui dire que ce qu’il a envie d’entendre (démagogie). Elle est le plus souvent manipulatoire. On peut parler de parrhêsia réthorique.

Michel Foucault associe donc la notion de parrhêsia à celles de risque et de courage.

 

– la parrhêsia éthique : revenant à sa première approche, Michel Foucault replace cette forme de parrhêsia dans les relations interpersonnelles en en précisant les trois étapes :

. l’étape socratique : la parrhêsia consiste à éprouver les âmes pour qu’elles se convertissent à la vérité (parrhêsia dialectique),

. l’étape cynique , où elle pratique le parler-vrai souvent brutal et provocateur (on dirait aujourd’hui le « rentre-dedans » ,

. l’étape gréco-romaine où j’ai besoin de la parrhêsia d’un autre, d’un maître pleinement transparent et accordé à la vérité de ce qu’il dit.

 

Pour nous résumer, nous dirons que la véritable parrhêsia est une sorte d’activité verbale où le locuteur a :

– une relation spécifique à la vérité à travers une franchise qui le rend crédible,

–  une certaine relation à sa propre vie qui lui permet d’assumer le risque pris et le danger causé dans et par ce qu’il dit,

– un certain type de relation avec lui-même et avec les autres à travers la critique (autocritique et critique des autres)

– une relation spécifique à la loi morale à travers l’exercice de sa liberté et son sens du devoir.

Plus précisément, la parrhêsia est une activité verbale dans laquelle le locuteur exprime sa relation personnelle à la vérité et risque sa vie parce qu’il conçoit le parler-vrai comme un devoir d’améliorer ou d’aider les autres (aussi bien que lui-même). Dans cette activité, il met en œuvre sa liberté et choisit la franchise (parrhêsia dialectique) plutôt que la persuasion (parrhêsia réthorique), la vérité plutôt que la fausseté ou le silence, le risque de mort plutôt que la vie sécurisée, la critique plutôt que la flatterie, le devoir moral plutôt que son intérêt personnel ou l’apathie morale. (cf. Wikipedia)

 

 

L’audace de croire, de dire et de bâtir

– Cette audace est à exercer sur tous les registres de notre vie, aussi bien ecclésial qu’entrepreneurial.

– les trois audaces s’emboitent et se conditionnent l’une l’autre.

 

Audace de croire :

– Elle est fondamentale ; il faut commencer par là : oser croire que Dieu veut que tout être humain soit sauvé, que le Fils le Sauveur de tous et que l’Esprit-Saint travaille dans les cœurs, préparant l’accueil de la Bonne Nouvelle. Je me sentirai alors responsable des autres chrétiens mais aussi des autres membres de l’humanité ; alors je dirai avec St Paul : « Malheur à moi si je n’annonce pas l’évangile » (1 Co 9,16)

– Oser croire que la Bonne Nouvelle nous permet d’espérer la plénitude des effets de la rédemption totale de toute la création, de toutes les créatures, de tout l’homme et de tous les hommes ; que cette rédemption comporte toujours la libération et la guérison et qu’à ce titre la mission est une immense œuvre de miséricorde à l’égard de tout homme : « le salut ne s’obtient qu’en lui, car, nulle part dans le monde entier, Dieu n’a donné aux être humains quelqu’un d’autre par qui nous pourrions être sauvés » (Ac 4,12)

– Croire que la foi est un don de Dieu, la foi en ce don le plus beau et le plus grand : sa Vie et son Amour.

– Oser croire que la mission chrétienne ne se limite pas à aider les non-chrétiens à mieux vivre leurs religions, à pratiquer le dialogue interreligieux ou à mener des actions en vue de l’amélioration des conditions de vie de nos contemporains.

– Oser croire que Dieu passe et veut passer par nous pour toucher le cœur de nos contemporains.

– Oser croire assez en soi et en mes collaborateurs, pour poser des actions difficiles qui bravent les goûts dominants : l’audace est essentielle pour créer, imaginer, entreprendre et proposer. Les grandes innovations résultent souvent de décisions audacieuses. Même interrogation en ACI : « inventer, imaginer, innover ». Cf. aussi le resurgissement de la réflexion sur les utopies à l’heure actuelle

 

Audace de dire :

– Il ne suffit pas de croire, il faut l’exprimer

– Oser dire va à l’encontre de bien des raisons de ne pas le faire : timidité, peur de déranger, peur d’entendre des critiques, des refus, des paroles désagréables sur l’Eglise et sur les chrétiens, peur d’être accusé de prosélytisme ou de radicalisme, d’infraction à la laïcité, conformisme, servilité à l’égard de la pensée unique…

– Prendre conscience que nous avons peut-être une fausse conception de la liberté religieuse : en fait, on a le droit de propager la religion que l’on croit être vraie (cf.   P. Pedro Arrupe dans ses Ecrits pour évangéliser)

– Avoir l’audace de « sortir » de nous-mêmes, de notre vie confortable, de nos certitudes et avoir le courage de rejoindre les gens dans leurs « périphéries », d’ouvrir avec eux des espaces de dialogue. Bref, être des « disciples-missionnaires »

Avoir l’audace de dire que l’évangélisation transforme les sociétés et les cultures (Paul VI et Jacques Ellul parlaient de ‘subversion évangélique’), d’où sa lutte pour la paix, la justice et le dialogue au nom de l’Evangile.

– Oser libérer la parole dans l’entreprise, pour sortir de la « langue de bois » et relocaliser l’information du bas vers le haut « bottom-up »

 

Audace de bâtir 

Il ne suffit de dire et d’en rester aux paroles, il faut oser agir, construire, bâtir.

 

– Les difficultés rencontrées :

. 64% des Français estiment qu’on manque d’audace en France et 82% d’entre eux estiment que l’audace n’est pas assez valorisée.

. L’inadaptation de l’entreprise à l’audace : contradiction entre incitation à l’innovation collaborative et un système d’évaluation sur les performances individuelles ; une dynamique de l’innovation « top-down » ; une valorisation des managers issus des grandes écoles qui souvent sont ceux qui prennent le moins de risques.

. L’inertie pour bâtir du neuf, dans l’entreprise et dans l’Eglise : dans cette dernière, on trouve assez facilement des personnes qui veulent bien s’engager ponctuellement, beaucoup plus difficilement des personnes qui consentent à s’engager dans la durée.

 

–  Mettre à l’honneur une culture de l’audace : prises d’initiatives, prises de risques, acceptation des échecs, capacité des managers à se remettre en question, évaluer les personnes sur leur niveau d’engagement humain et pas seulement sur leur cursus de formation et leurs diplômes.

 

– S’interroger sur l’incompatibilité  possible entre l’audace et le droit du travail fondé sur la subordination base de la relation de travail.

 

 

CONCLUSIONS

 

  1. L’audace ne vient-elle pas du fait de réussir à susciter l’envie ? Plutôt que de la pression ou de la coercition ? Voir du côté de la pédagogie du modèle : cf. Ignace de Loyola.
  2. Dans le projet des Assises, des modèles qui donnent envie : Paul Ricoeur (philosophie), Albert Schweitzer (médecine), Robert Schumann (politique), Léon Harmel et Philibert Vrau (entreprise), Geneviève Anthonioz-de Gaulle (solidarité). Possibilité d’une fiche sur chacun (à venir).
  3. Dans notre partage après l’intervention du matin, je relève trois tensions liées à l’audace et sur lesquelles il faudrait continuer à réfléchir :

. s’autocensurer et « se lâcher » (audace de dire)

. préserver un équilibre et se mettre en déséquilibre pour avancer (audace de bâtir)

. le compromis (qui est de l’ordre de la recherche) / la compromission (qui est de l’ordre de l’engagement risqué voire dangereux) / la complicité (qui est de l’ordre du volontairement pervers).

  1. En réponse à certaines peurs ou à certaines difficultés, je suggère de contempler la figure du Christ:

– peur d’être affublé d’étiquettes : les étiquettes de Jésus : complice de Belzébul, démon, glouton, agitateur, fou…

– peur de l’isolement, de l’ostracisme, de la marginalisation : Jésus au moment de la crucifixion, abandonné de tous…

– peur de l’échec et de ne pas tenir la distance : effectivement Jésus tempère les enthousiasmes irréfléchis de ceux qui voudraient le suivre (avant de bâtir une tour, avant de partir en guerre Lc 14,28-33) ; donc invitation au discernement. Mais un discernement qui ne traîne pas non plus en longueur sous peine de manquer le « moment favorable » (le kaïros) ;

– difficulté de se déclarer chrétien : « Ne dites pas que vous êtes chrétien mais vivez de manière à ce qu’on vous pose la question » (Fr. Roger Schutz de Taizé).

 

  1. Yves GERARD 181117