A l’issue de la discussion en Commission Repères du 23 novembre 2018, la présente fiche a été établie afin de partager à tous les questionnements des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens sur ce sujet.
Télécharger la version PDF ici
L’annonce d’un Plan de lutte contre la Pauvreté début octobre, ainsi que la parution de plusieurs rapports sur l’état de la pauvreté et l’évolution du pouvoir d’achat en France, nous interpelle en tant qu’acteurs économiques. Les manifestations contre la hausse des taxes sur les carburants, et plus largement les augmentations de charges, cet automne suscitent également notre réflexion.
Que pouvons-nous discerner dans ces chiffres et ces discours pour orienter une action possible ? Dans quelle direction souhaitons-nous aller et entraîner nos concitoyens ? Que pouvons-nous envisager pour répondre aux inquiétudes actuelles ? Quelle parole pouvons-nous porter dans le débat en tant que chrétiens ?
1/- Quelques repères spirituels
- La Bible abonde en exemples d’attention aux plus pauvres, aux plus petits, aussi bien les Psaumes que les Proverbes, contrairement à l’idée répandue du riche « béni par Dieu » dans sa richesse apparente :
« Exploiter le faible, c’est insulter son créateur, mais faire grâce au pauvre, c’est l’honorer. » – Proverbes 14.
- Les Évangiles et les épîtres mettent sans cesse les plus faibles (pauvres, mais aussi étrangers, malades, prisonniers) au-dessus des riches, jusqu’à l’évocation du jugement dernier où le Christ nous dira :
« J’avais faim, soif, j’étais étranger, nu, malade, en prison… et vous m’avez nourri, accueilli, habillé, visité. Ce que vous avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait » – Mt 25, 35-40.
« Si quelqu’un qui possède les biens de ce monde voit son frère dans le besoin et lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu peut-il demeurer en lui ? Petits enfants, n’aimons pas en paroles et avec la langue, mais en actes et avec vérité. » – 1 Jean 3, 17-18.
- L’enseignement de l’Église fonde la Pensée sociale chrétienne sur cette attention prioritaire pour les pauvres pour nous éclairer aussi sur le salut qui nous est annoncé : le message de Carême 2014[1] du pape François développe cette idée et nous engage à soulager la pauvreté et la misère, comme le Christ les porte pour nous tous.
« Vous connaissez en effet la générosité de notre Seigneur Jésus Christ : lui qui est riche, il est devenu pauvre à cause de vous, pour que vous deveniez riches par sa pauvreté » – 2 Co 8, 9.
« À chaque époque et dans chaque lieu, Dieu continue à sauver les hommes et le monde grâce à la pauvreté du Christ, qui s’est fait pauvre dans les sacrements, dans la Parole, et dans son Église, qui est un peuple de pauvres. La richesse de Dieu ne peut nous rejoindre à travers notre richesse, mais toujours et seulement à travers notre pauvreté personnelle et communautaire, vivifiée par l’Esprit du Christ.
À l’exemple de notre Maître, nous les chrétiens, nous sommes appelés à regarder la misère de nos frères, à la toucher, à la prendre sur nous et à œuvrer concrètement pour la soulager. La misère ne coïncide pas avec la pauvreté ; la misère est la pauvreté sans confiance, sans solidarité, sans espérance. Nous pouvons distinguer trois types de misère : la misère matérielle, la misère morale et la misère spirituelle ».
- Dans son Homélie pour la 2ème Journée mondiale des pauvres[2], comme dans Laudato Si’ en 2015, le pape François insiste sur « le cri des pauvres » à écouter :
« Devant la dignité humaine piétinée, souvent on reste les bras croisés ou on ouvre les bras, impuissants face à la force obscure du mal. Mais le chrétien ne peut rester les bras croisés, indifférent, ou les bras ouverts, fataliste, non. Le croyant tend la main, comme fait Jésus avec lui. Auprès de Dieu le cri des pauvres trouve une écoute. Je demande : et en nous ? Avons-nous des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains tendues pour aider, ou bien répétons-nous ce “reviens demain” ? ».
- Écoutons aussi Jean Vanier dans sa sagesse nous rappeler que notre pauvreté est la porte par laquelle Dieu peut entrer.
« Dans notre monde, les pauvres et les faibles vivent toujours dans l’insécurité, à la merci du pouvoir humain et politique, à la merci même de leurs propres brisures et de leur violence intérieure.
Nous qui sommes appelés par Jésus à marcher avec eux et à entrer en alliance avec eux, nous sommes aussi appelés à découvrir cette route où nous sont révélées l’insécurité et la faiblesse.
L’insécurité et la faiblesse sont comme une porte par laquelle pénètre la force de Dieu.
Ne fuis pas l’insécurité, ne cherche pas à avoir toutes les réponses, car alors tu risques de te détourner de Dieu qui te conduis vers le Royaume »[3].
2/- Discussion et questionnements pour les entrepreneurs et dirigeants chrétiens
Dans l’actualité, de nombreux rapports et publications s’intéressent à la pauvreté :
- La question du pouvoir d’achat entre 2008 et 2016 est traitée dans un rapport de l’INSEE[4], qui montre la diminution de pouvoir d’achat de tous les ménages, surtout des plus riches. Donc la redistribution joue son rôle d’amortisseur, mais insuffisamment pour effacer les effets de la crise, en termes de perte d’emplois et de hausse de la précarité chez les travailleurs pauvres et les chômeurs.
- Les ponctions effectuées pour alimenter la protection sociale sur TOUS les ménages sont sensibles et renforcent le sentiment d’injustice. S’y ajoutent les évolutions de la composition des ménages, qui sont de plus en plus souvent réduits à un adulte avec ou sans enfants, du fait des séparations des couples et de la solitude accrue des personnes âgées. La pauvreté monétaire des ménages se double alors d’un sentiment d’isolement.
- Les réactions aux hausses de fiscalité sont un signal de l’alourdissement ressenti par les consommateurs du coût des carburants, mais plus largement de toutes les charges contraintes en période de faible inflation, alors que les explications manquent pour convaincre de l’opportunité de ces hausses. Une autre étude, menée par la BNP[5] sur une période plus récente (2012-2016), met en évidence que les rémunérations moyennes sont en hausse, mais que les dépenses « contraintes » des ménages le sont encore plus, aboutissant à un revenu « disponible » en baisse pour la plupart des catégories.
- Le plan Pauvreté annoncé il y a un mois par le Gouvernement est suivi avec attention par les associations qui ont été consultées en amont et se montrent plutôt positives, sur le discours au moins, car il prend en considération les personnes elles-mêmes pour bâtir des solutions. Mais il n’est pas encore en application.
- Un manifeste « Pour une Europe migrante et solidaire » a été publié par Libération le 13 novembre 2018. Même s’il s’agit aussi du lancement d’un mouvement politique pour les élections européennes, il appelle à prendre en considération les plus démunis en Europe que sont les migrants. Ceux-ci subissent en arrivant en Europe ou en France un déclassement certain. Leurs diplômes et leurs compétences sont rarement reconnus et ils ne peuvent pas travailler pendant les premiers mois, perdant ainsi leur expérience précédente.
- Le rapport du Secours catholique sur la situation de la pauvreté en France vient de sortir et est accompagné de propositions sur la réforme des prestations sociales, vue par les personnes aidées.
Pour apporter des réponses durables à ces préoccupations largement exprimées et partagées aujourd’hui, nous pouvons nous appuyer sur quelques principes de la Pensée sociale chrétienne :
- La participation et la subsidiarité :
Le leitmotiv du Secours catholique depuis plusieurs années est le « pouvoir d’agir » des personnes. En les écoutant et en les laissant proposer des solutions, on sera beaucoup plus efficaces dans les aides apportées. La lutte contre la pauvreté sera ainsi mieux ressentie et définie au plus près des bénéficiaires. Il est paradoxal en effet de voir que certaines décisions paraissant généreuses ne touchent pas les plus démunis : quid de la suppression de la taxe d’habitation pour ceux qui en sont exonérés de par leur faible revenu ? Ou de la hausse de la CSG sur tous, alors que les baisses de cotisations sociales ne bénéficient qu’aux salariés… et que les prestations sociales ne suivent pas l’inflation…
Des expérimentations comme les « territoires zéro chômeur de longue durée » soulignent la possibilité de redonner du pouvoir d’agir aux plus pauvres, en les mobilisant pour créer des emplois selon leurs capacités et leurs idées. Le secteur de l’Economie Sociale est ainsi mobilisé contre l’exclusion sur des activités à fort taux d’emplois (tri-recyclage, entretien d’espaces publics, environnement, logement très social…), où il crée aussi des incubateurs d’initiatives solidaires. Un soutien de la Fondation des EDC ou d’équipes EDC proches de ces territoires serait bien accueilli.
- La destination universelle des Biens :
Pour nous, entrepreneurs et dirigeants chrétiens, le pouvoir d’achat résulte d’abord de la création de richesses, qui constitue notre vocation : engager des capitaux, prendre des risques pour permettre à d’autres de vivre décemment de leur travail. Le rôle des entreprises est au cœur du sujet. La plupart ont comme horizon le développement et la pérennité de leur « business », et c’est essentiel. La répartition des profits peut contribuer à améliorer le pouvoir d’achat des collaborateurs également.
Car, parmi les observations du Secours catholique, l’évolution des profils des personnes venant chercher une aide est nette : plus de travailleurs pauvres et plus de retraités isolés. On rejoint les constats sur la hausse des prélèvements obligatoires et la baisse du pouvoir d’achat. Les solutions ne sont sans doute pas dans des aides supplémentaires, mais au contraire dans un système social moins lourd à supporter par tous, qui rendra du pouvoir d’achat en créant davantage de richesses et en embauchant davantage, en mettant la justice d’abord au cœur de l’entreprise.
- La solidarité :
Les dirigeants doivent s’interroger sur leur impact au-delà de l’entreprise. Est-ce que l’externalisation de certains services et emplois peu qualifiés n’a pas pesé dans cette évolution vers plus de précarité ? Les entreprises ont une responsabilité sociétale plus large que leur périmètre (RSE) et doivent se préoccuper de la qualité de vie des personnes qui leur fournissent les prestations dont elles ont besoin ou qui les entourent.
Les entreprises ont un rôle dans l’inclusion des personnes, en recrutant des chômeurs éloignés de l’emploi, des handicapés, et pas seulement les profils les plus « sûrs ». Tous les collaborateurs se sentent alors entraînés personnellement dans une attitude d’accueil, voire dans des actions extérieures à l’entreprise pour l’accompagnement des plus démunis.
L’attention aux plus pauvres dans les entreprises elles-mêmes, que la pauvreté soit matérielle, morale ou spirituelle, est nécessaire, mais délicate à mettre en œuvre sans ingérence dans la vie privée des personnes. Les conditions de travail, l’organisation plus ou moins subsidiaire et responsabilisante, l’épanouissement dans l’entreprise, le sens donné aux tâches confiées, la place laissée à la créativité, autant de leviers pour motiver et soutenir les collaborateurs à tous les niveaux. Il en résulte un partage des richesses immatérielles.
- La reconnaissance de la dignité des personnes :
Il faut savoir d’abord écouter et puis parler. La conscience de notre propre pauvreté nous aide à entrer en communion, en confiance, avec ceux qui souffrent ou qui rencontrent des difficultés, les malades, les handicapés, les aidants familiaux, les parents de jeunes enfants… Mais il ne faut pas négliger l’accompagnement psychologique ou social parfois nécessaire et le mettre en place pour les plus fragiles, comme le fait Emmaüs Défi par exemple par des contrats assurant une certaine « fluidité » ou Habitat et Humanisme dans le cadre du logement.
Ensuite, le soutien à la famille constitue un moyen de traiter en même temps les causes et les conséquences de la pauvreté matérielle et immatérielle, notamment sur les enfants et les jeunes. Être aimé, écouté d’abord dans sa famille, c’est fondamental.
Pour les migrants, les Entrepreneurs et Dirigeants chrétiens ont été parmi les premiers fin 2015 à souligner les capacités exceptionnelles de ces personnes, qui ont pris des risques pour trouver un pays d’accueil dans l’espoir d’améliorer leur sort et celui de leur famille. Recruter ces profils est sans doute faire bénéficier l’entreprise d’une ressource de qualité (cf. ci-dessus sur l’inclusion en général).
- Le Bien commun :
Rappelons-nous d’abord notre rôle d’employeurs pour créer des emplois. Et pour être engagés dans l’action collective avec les autres mouvements d’entrepreneurs. Tous les chrétiens y sont appelés, qu’ils soient étiquetés de droite (capitalistes) ou de gauche (sociaux), clivage qui n’a plus de sens aujourd’hui pour nous qui voulons nous inscrire dans une économie du Bien commun…
Pour les acteurs de l’économie que nous sommes, la question que nous nous posons est celle du Bien commun recherché à travers les politiques publiques menées en France. Visent-elles une amélioration du sort de tous ? N’oublient-elles pas les plus faibles dans leur course à la performance économique ? L’environnement mérite sans doute des efforts, mais est-ce au prix d’un alourdissement net des prélèvements obligatoires ?
Le premier témoignage à donner est de payer régulièrement ses cotisations, impôts et taxes, comme le demandent certains « collectifs » comme le mouvement Michée[6]. Une contribution forte des entreprises au Bien commun est en effet celle de leurs impôts, qui financent les services publics, et de leurs cotisations sociales, qui financent la protection sociale.
Ensuite, la responsabilité des entrepreneurs et dirigeants est d’attirer l’attention sur ce qui peut accentuer les déséquilibres actuels et s’efforcer d’y remédier :
- la retenue des impôts à la source va être un choc pour les salariés et les retraités, il faut s’y attendre, mais que faire ? Certaines entreprises ont décidé d’étaler leur 13ème mois tout au long de l’année pour atténuer l’effet du prélèvement à la source ;
- les emplois de demain sont à inventer en même temps que d’autres disparaissent, il faut en montrer la réalité (cf. Exposition au Grand Palais sur l’emploi industriel de demain) ;
- les entrepreneurs peuvent veiller à « inclure » davantage en recrutant des chômeurs, en formant des jeunes ou encore en les logeant, et à ne pas fabriquer d’autres précarités, y compris chez leurs fournisseurs ;
- la hausse des prélèvements obligatoires ne peut s’inverser que si les dépenses publiques diminuent. Or les dépenses sociales vont devoir supporter le vieillissement de la population. Il faut donc engager la réduction des dépenses de l’Etat et accélérer la croissance en parallèle. Toute hausse de taxe environnementale devrait ainsi être compensée par des allègements d’autres impôts ou cotisations. Cela peut être rappelé fermement dans les débats d’actualité.
3/- Expériences vécues et exemples parmi les EDC
- Certaines entreprises mettent en place des mécénats de compétences ou des actions émanant de leurs salariés utilisant leur équipement (Tissages de Charlieu avec les « Indispensacs », sacs fabriqués avec des chutes de tissus par des handicapés, ou Leroy-Merlin avec des ateliers de bricolage).
- Dans une économie du Bien commun, les compétences que les entreprises peinent à recruter peuvent être recherchées chez les chômeurs, les exclus, les anciens prisonniers, les migrants, qui peuvent se former. Nous EDC, nous voulons être acteurs de cette conversion de l’économie vers un accueil des plus pauvres plus inclusif.
- C’est le sens des propositions d’Agir avec les EDC, où l’on retrouve les écoles de production, l’accompagnement des jeunes, et potentiellement les incubateurs d’emplois, les territoires zéro chômeur de longue durée… Certains de nos membres s’y engagent.
- Conclusion :
- Chacun de nous doit progresser dans l’amour des autres, dans nos familles, nos entreprises, partout. Nos équipes EDC (ou autres) nous soutiennent sur ce chemin de conversion personnelle. Les rencontres hors entreprise avec des collaborateurs (paroisse, club de sport…) sont des occasions d’être en relations plus directes, plus humaines, plus fraternelles. Et de montrer notre reconnaissance de la dignité éminente de chacun, qui est une revendication très entendue.
- Et prier, car Dieu seul aide à apporter les bonnes réponses… que les personnes trouvent de préférence elles-mêmes.
- Rendre l’espérance à nos collaborateurs en cette période de l’Avent qui commence n’est pas un effort vain ! Les salariés sont souvent plus heureux de la confiance qui s’instaure que des récompenses matérielles.
- Mais il faut d’abord assurer la justice, et ensuite peut venir la charité qui la dépasse par la gratuité (temps, écoute, considération, etc.).
[1] Message du pape François pour le Carême 2014 : https://eglise.catholique.fr/vatican/messages-du-saint-pere/369284-message-du-pape-francois-pour-le-careme-en-2014/
[2] Homélie du pape François pour la 2ème Journée mondiale des Pauvres, le 18 novembre 2018 : https://www.la-croix.com/Urbi-et-Orbi/Documentation-catholique/Actes-du-pape/Le-chretien-peut-rester-bras-croises-lhomelie-pape-Francois-2e-Journee-mondiale-pauvres-2018-11-20-1200984331
[3] Jean VANIER : « Le Corps brisé, retour vers la communion », éds Parole et Silence, 1998.
[4] Etude INSEE : https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf-articles/actu/reformes-3.pdf
[5] Etude BNP Paribas Personal Finance publiée le 20 novembre 2018. Cf. La Croix du 20/11/18.
[6] Michée est un mouvement mondial de chrétiens qui demandent à leurs gouvernements de tenir la promesse de diminuer l’extrême pauvreté. Ils encouragent les chrétiens à approfondir leur engagement en faveur des pauvres et à appeler les responsables politiques à agir avec justice. Dans leurs partenaires, on trouve notamment la Fédération protestante de France et le Conseil national des évangéliques de France.