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Extrait d’un livre de Philippe Pozzo di Borgo

Publié le 27/09/2019

Philippe Pozzo di Borgo – Toi et Moi j’y crois – Bayard – Chapitre « bienheureuse interdépendance » :

Avant, je pensais ne dépendre de personne, comme la plupart d’entre nous. Mais j’ai besoin de vous. Même le plus puissant parmi les individus a besoin de l’autre. Ce n’est pas seulement une dépendance de survie, mais aussi et surtout d’efficacité. Plus encore, il suffit d’évoquer sa fragilité à venir, l’impact de la vieillesse ou de la maladie.

Nous sommes dépendants les uns des autres, nous l’avons été totalement à notre naissance, nous le serons sans doute à la fin de notre vie. Entre les deux, nous oublions que nous le sommes également. Il serait bon, par la fréquentation des autres fragiles, malades, ou vieux, que le monde qui bouge, qui « réussit », instille cette évidence de sa propre dépendance comme prélude à une éventuelle très grande dépendance à venir.

Quand vous serez dépendants, vous vous en rendrez compte. Mais n’attendez pas : même dans la vie valide, considérer que nous n’avons pas besoin de l’autre est une erreur de calcul. C’est un non-sens. Accepter d’avoir besoin de l’autre est un acte de sagesse et une évidence : j’ai besoin de toi, tu as besoin de moi. Nous sommes tous dans cette heureuse interdépendance, tellement plus riche que de vouloir sécuriser sa dépendance par le biais de l’argent. L’école de l’indépendance est à opposer au ring de la possession ou de la compétition.

Encore plus pertinente que cette dépendance pragmatique, la relation permet de me sortir de mon enfermement destructeur où je ne voie pas l’autre et essaie de m’imposer coûte que coûte à mon environnement. Une société qui néglige l’autre, la relation et s’enfonce dans ce comportement généralisé en arrive à vouloir simplifier la réalité, c’est-à-dire la déformer, au risque même de la détruire. En revanche, l’autre, considéré avec attention et bienveillance, me permet de voir la richesse de la différence, l’intelligence de l’altérité et ouvre à d’infinies solutions pour résoudre les difficultés de notre monde liées au nombrilisme.

Ces différences peuvent être effrayantes. Elles peuvent bien entendues être instrumentalisées ; que ce soi l’humilié qui, assez rarement, cherche à donner mauvaise conscience à la société, ou que ce soient les politiques qui diabolisent ces humiliés pour créer l’insécurité.

L’inclusion préconisée par Jean Vanier, et l’acceptation de nos propres fragilités, pourraient déboucher sur un « être ensemble » beaucoup moins anxiogène, agressif et se traduire dans une bienveillance relative. Plutôt que le « chacun pour soi » qui domine aujourd’hui, l’acceptation de notre dépendance serait source de bon sens, de bien-être partagé.

Imaginez une entreprise où l’esprit d’équipe dominerait au lieu que chacun fasse concurrence à l’autre dans un souci de domination : quelle source de confort et de pertinence pour l’entreprise ! Retour gagnant pour la personne et pour la société. La difficulté, c’est que l’amabilité ne se décrète pas. La bienveillance doit se découvrir, petit à petit, en incluant la différence dans la norme. C’est par contagion que dans un groupe à un atelier, d’un bureau à un autre, les rapports peuvent changer. La charte de l’entreprise ne peut rien y faire.

Une équipe de foot, de rugby est un autre exemple ; chacun est dépendant de l’autre – une passe décisive, un arrêt de gardien, etc. -, et le résultat est collectif. Chacun à envie que l’autre soit bon, chacun est sublimé par les autres.

Mes propos peuvent sembler utopistes dans une société mondialisée. Mais les autres politiques se montrent-elles plus efficaces pour résoudre les impasses dans lesquelles nous sommes aujourd’hui ? Certains aussi s’inquiètent du « retour sur investissement », du temps que cette considération de l’autre nécessite. Mais de quel retour sur investissement parle-t-on lorsque les comportements spéculatifs mettent l’économie mondiale en crises régulières, avec à chaque récession, une augmentation de la marginalisation, de l’humiliation, de la non-participation ? Inclure, c’est garantir une économie qui tourne pour le plus grand nombre.

Comment alimenter la demande lorsque les 0.1% des plus fortunés accaparent les richesses, au-delà de toutes leurs capacités à utiliser leur pouvoir d’achat ? Développer cette consommation oisive, cette consommation de l’inutile, alors que la survie du tiers de l’humanité n’est pas assurée est une violence absurde. Inclure, c’est apaiser.

La bienveillance n’est pas un calcul : c’est une attitude. Il faut l’essayer pour comprendre qu’il y a un retour gagnant, quoi qu’il arrive.

Dire que je suis handicapé mieux dans mes pompes qu’avant l’accident paraîtrait excessif à certains. Dans les communautés de l’Arche et de Simon-de-Cyrène, ce qui frappe, en dehors de l’extrême différence, c’est cette impression de joie partagée, même si Jean Vanier indique que ce n’est pas gagné d’avance. Ce partage bienveillant dans la simplicité et l’acceptation est source de jubilation.

La bienveillance est extrêmement simple : il faut d’abord être désarmé. Ne plus avoir peur de l’autre, cette peur qui ronge beaucoup les gens. C’est terrible cette peur collective de l’autre méconnu, de l’autre non rencontré. C’est de l’autre abstrait dont on a peur. Il faut d’abord prendre le temps de connaitre l’autre. Alors tout peut arriver : il y a quelque chose chez l’autre qui me dépasse, que je n’aurais pas trouvé seul, replié sur moi-même.

Vous pourrez me rétorquer qu’il m’a fallu du temps pour découvrir les bienfaits de la bienveillance. Faillait-il se retrouver en fauteuil pour faire tout ce chemin ? Si je revenais dans le monde des valides, je garderais cette bienveillance. Est-ce que j’aurais découvert tout cela seul, sans mon accident ? Je n’en ai aucune idée. Mais il y a des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui sont bienveillants et qui portent le monde. Que de jeune cherchent un sens à donner à leur engagement ! Toi, moi, eux, nous pouvons changer le cours de nos existences.

Le Toi et Moi est plus que l’addition du Toi plus Moi. Nous sommes en relations, en dépendance, en fragilité commune ; quelle extraordinaire source de richesse ! A l’heure où l’on prône le chacun pour soi, être en relation les uns avec les autres, accepter notre interdépendance, est un grand soulagement. Nous sommes bienheureux de faire partie de cette humanité partagée ; qu’il est bon de se savoir secouru, si nécessaire, qu’il est bon de secourir, sans plus craindre d’être exclu, humilié.

A force de vouloir être indépendant, on se retrouve très seul. L’intrusion du très grand handicap, la présence de la grande différence, entourée d’une altérité multiple, montre qu’on ne peut pas subvenir seul à la très grande fragilité, à l’extrême handicap. La présence de cet extrême handicap va nous amener à agir de concert et être dans la communauté. La société inquiète et il y a de quoi. Elle ne nous sauvera pas par le moi d’abord ; l’appropriation par le plus puissant ne le protègera pas d’un sort qu’il pressent tragique – ne saurait-ce que sa propre finitude – ni de la société dont il sent bien que les tensions sont extrêmes. Au contraire ! La société trouvera son salut dans l’acceptation de l’autre, du Toi faible, de l’écoute et l’entendement. C’est par la compréhension de l’autre faible que nous pouvons nous relever et nous sauver.

Vous pouvez vous sécuriser autant que vous voulez, faire fortune, mais je ne suis pas sûr que cela suffise pour être heureux. Quelle violence dans cet égocentrisme. N’ayons pas peur de la dépendance. Si vous cherchez la sécurité, sécurisez-vous avec les autres, pas contre eux. Mais plus encore, c’est absurde de penser exister par soi-même. J’existe parce que vous êtes, parce que nous sommes, Toi et Moi, j’y crois.

Si quelques-uns acceptent de « guérir » ou de « convertir » leur façon de regarder la différence, alors tout peut changer. Quand il y a une rencontre possible, quand Toi et Moi, nous avançons ensemble, notre marche devient contagieuse