Voici un extrait de La subsidiarité de Chantal Delsol-Millon dans lequel la philosophe évoque ce principe dans l’entreprise.
L’entreprise

Dans chaque atelier se façonnait une opération complète, négociée avec la direction, astreinte à des impératifs de qualité et de délais.
Préoccupé seulement du secteur industriel, ignorant des grandes questions politiques et économiques, sociologue à son insu, Dubreuil imagina une organisation nouvelle à l’intérieur de laquelle chaque individu pourrait déployer au maximum son aptitude à la liberté. L’entreprise serait découpée en un certain nombre d’ateliers autonomes, formant chacun un groupe de salariés chargé d’un travail précis et jouant un rôle de sous-traitance avec comme interlocuteur la direction générale. Ainsi disparaissait la masse anonyme et inhumaine, remplacée par des associations animées d’une volonté propre et rendant compte de leurs réalisations. Dans chaque atelier se façonnait une opération complète, négociée avec la direction, astreinte à des impératifs de qualité et de délais. Les ouvriers pouvaient dès lors s’intéresser à l’œuvre commune, parce qu’ils en avaient discuté les détails et la réalisibilité, parce qu’ils la voyaient se concrétiser sous leurs yeux, et parce qu’ils percevaient directement leur propre emprise sur le travail et son résultat.
Les quelques entreprises qui mirent en place ce type d’organisation, au cours des décennies d’après-guerre, aperçurent vite que le bénéfice humain se doublait d’une augmentation remarquable de la production et de la qualité.
On le voit, l’idée de Dubreuil dans le domaine de l’entreprise correspondait exactement à celle des ordo-libéraux concernant la vie politique et sociale dans son entier, nantie des mêmes impératifs et aussi des mêmes inconvénients prévisibles. Ici le collectif se trouve remplacé par des communautés. L’individu échappe à la massification et à l’anonymat. Il gagne en autonomie et son activité prend sens. Il peut également tomber sous la férule du petit chef, comme dans une société aux décisions décentralisées. En tout cas, les quelques entreprises qui mirent en place ce type d’organisation, au cours des décennies d’après-guerre, aperçurent vite que le bénéfice humain se doublait d’une augmentation remarquable de la production et de la qualité. Au même moment les Japonais, réfléchissant aux problèmes de l’entreprise dans la période difficile de la reconstruction, s’inspirèrent de l’éthique confucéenne et des travaux de deux américains, Deming et Jurait, pour refonder l’entreprise moderne. L’Occident devait découvrir que la réussite industrielle japonaise tenait en grande partie à une organisation absolument différente, du travail.
La qualité humaine s’entend comme épanouissement au travail, intérêt pour la tache accomplie, ce qui suppose proximité, responsabilité à son niveau.
L’ouvrage magistral de Masaaki Imai, Kaizen’, qui fut un best-seller aux États-Unis, décrit les fondements de cette organisation. L’entreprise vise ici une double finalité, aux termes identifiés l’un à l’autre : la qualité des hommes et la qualité des produits. Kaizen signifie une amélioration continue des conditions de travail et de production, quotidiennement et par retouches indéfinies. La qualité humaine s’entend comme épanouissement au travail, intérêt pour la tache accomplie, ce qui suppose proximité, responsabilité à son niveau. L’entreprise se décompose en Gemba, unités petites et hiérarchisées, où les problèmes sont discutés et les travaux distribués. Ainsi les objectifs globaux, arrêtés par la direction, ne sont-ils pas traduits en ordres abstraits, mais reformulés dans les ateliers qui en organisent eux-mêmes la gestion. La direction, une fois définies les finalités, joue un rôle d’incitateur et de soutien davantage que de donneur d’ordre. Cette organisation, qui serait l’une des clés de la réussite japonaise, trouve en Europe des adeptes nombreux et contribue à inspirer la réflexion contemporaine sur les nouveaux modes de management. (…)