Le chrétien n’est pas du monde. L’éclairage de la foi n’est pas du même ordre que les engagements dans la cité terrestre. Et cela se traduit par une attitude de distanciation, très utile pour éviter les dérives inhérentes à tout pouvoir.
L’ouvrage de François Huguenin déjà cité donne un commentaire précieux sur le passage de l’évangile suivant le fameux « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » : « Comme le résume finement la philosophe Émilie Tardivel, (…) la formule « tout pouvoir vient de Dieu » n’implique ni la justification du pouvoir quelles que soient sa nature et ses lois, ni la revendication inverse d’un « pouvoir chrétien ». Cette formule implique simplement un autre rapport au pouvoir, un rapport qui le maintient dans une distance critique à l’égard de lui-même ».1
« L’âme est répandue dans le corps comme les Chrétiens dans les cités du monde. »
Cette distance a été très tôt remarquée dans la tradition de l’Eglise. C’est encore la Lettre à Diognète qui le fait observer : « En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les Chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans le corps comme les Chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps et pourtant elle n’est pas du corps, comme les Chrétiens habitent dans le monde mais ne sont pas du monde ». (§ 6, 1-3) On ne saurait être plus clair !
Dans certaines traditions théologiques, la place du chrétien dans le monde relève d’un acte de résistance. Ainsi, selon un argument porté par les théologiens protestants américains Stanley Hauerwas et William Willimon, l’Eglise, quand elle est fidèle à Jésus-Christ, s’oppose nécessairement au monde. Elle s’oppose au nihilisme, au matérialisme, au consumérisme et à l’individualisme, en rappelant que la foi de Dieu est vécue dans une vie simple, fondée sur l’amour du prochain dans une communauté concrète. Selon eux, les chrétiens devraient donc montrer un mode de vie alternatif et contre-culturel, au point de signifier et de réaliser un retrait du monde. Cette approche a l’avantage de donner une fonction précise à l’éthique chrétienne, mais elle tend à diaboliser l’état, la politique et l’économie. Or, on ne saurait définir l’Eglise « contre », quand le Christ l’a conçue comme « envoyée dans » et « pour ». L’éthique de la participation ne permet de dénigrer ni la société, ni l’économie, dans la mesure où nous en faisons partie et sommes invités à les utiliser pour le bien de tous.
Aujourd’hui comme hier, nous avons la mission de témoigner des réalités d’en-haut, d’annoncer le Royaume et de purifier notre regard par une conversion intérieure. François Huguenin le résume ainsi : « La vraie force des chrétiens n’est pas d’avoir le pouvoir. (…) Le cœur de l’action chrétienne est le témoignage et celui-ci peut prendre des formes diverses. Exemplarité morale, action pour le bien commun, profession de foi, parfois jusqu’au martyre, lequel n’a jamais été aussi répandu que depuis un siècle. (…) Mais surtout affirmer à temps et à contre-temps l’inviolabilité de la dignité de la personne humaine, quel que soit le domaine, travailler à leur propre conversion intérieure, autant d’actes dont l’efficacité immédiate est aussi incertaine que la fécondité réelle est certaine. Comme le disait le prophète Isaïe, ils ont à être des veilleurs : « Sur tes remparts, Jérusalem, j’ai placé des veilleurs ; ni de jour ni de nuit, jamais ils ne doivent se taire ». »2
« Être dans le monde sans lui appartenir et d’annoncer inlassablement le Royaume »
En outre, « si le Christ nous exhorte à d’abord chercher le Royaume, ce n’est pas en le construisant à la force du poignet. Nous le trouvons dans la parole et la présence de Dieu par le Christ ressuscité et vivant et par l’Esprit qu’il nous a laissé. Non pas en l’édifiant nous-mêmes mais en nous laissant atteindre et rejoindre par lui. Le Royaume est « au milieu de vous », dit Jésus. Il est donc déjà parmi nous. C’est une réalité sociale à accueillir et non pas à conquérir. Mais c’est aussi une donnée intérieure… Il s’agit d’être dans le monde sans lui appartenir et d’annoncer inlassablement le Royaume en vivant de la paix et de la joie qui est celle du Christ avec le Père ».3François Huguenin, « le pari Chrétien » Ed. Tallandier, p. 194]
Ce chemin de conversion intérieure est celui auquel le pape François nous appelle dans sa lettre apostolique Gaudete et exultate.4 Notre vocation de fils de Dieu est d’être saints. Le principe de participation reprend cette exigence en la replaçant dans le champ politique et social. Il est une invitation à se convertir pour pouvoir mieux agir au service du bien commun. Ainsi participer à la cocréation, à la construction du monde est le chemin de sainteté que nous sommes invités à suivre.
En effet, le Seigneur « veut que nous soyons saints et il n’attend pas de nous que nous nous contentions d’une existence médiocre, édulcorée, sans consistance ».5 Car « chaque saint est une mission ; il est un projet du Père pour refléter et incarner à un moment déterminé de l’histoire, un aspect de l’Évangile. ».6
Source : Cahier des EDC Le Principe de participation
- François Huguenin, « le pari Chrétien » Ed. Tallandier, p. 36 ↵
- François Huguenin, « le pari Chrétien » Ed. Tallandier, p. 103-105 ↵
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- La Lettre apostolique Gaudete et exultate développe le chemin de sainteté proposé par les Béatitudes, que nous avons transposé en questionnement pour le dirigeant chrétien en annexe X. ↵
- Gaudete et exultate §1 ↵
- Gaudete et exultate §23-24 ↵