Eclairage de fond

Que nous dit la Doctrine Sociale de l’Eglise (DSE) sur l’entreprise ?

Publié le 15/04/2020

La Doctrine Sociale de l’Eglise nous enseigne qu’il faut utiliser toutes les ressources et les moyens en notre possession pour orienter l’activité économique, et notamment celle des entreprises, dans le sens du bien commun.

Un des moyens de base pour ce faire est la description par l’entreprise elle-même de ce qui est sa « raison d’être » : ce pour quoi elle agit et se développe en se donnant des objectifs qui, au-delà de sa finalité purement économique (produire des biens et services et rémunérer son capital) sont des réponses à un enjeu culturel, social ou environnemental. Quels peuvent en être les objectifs, les moyens et les limites ? Tel est l’objet du Cahier des EDC La raison d’être de l’entreprise. (lien)

L’Eglise a une vision claire de ce qu’elle attend de l’entreprise. Elle fait d’abord un lien étroit entre morale et économie1.

Dans cette optique, l’action de l’entreprise s’exerce dans le cadre d’une recherche du bien commun2. Ce qui conduit à relativiser la priorité communément donnée au seul profit, à qui la Doctrine Sociale reconnaît cependant une «juste fonction », comme « premier indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise».3

Et la Doctrine Sociale souligne également les autres responsabilités de l’entreprise. Cela exclut donc la vision selon laquelle le profit des actionnaires est l’objet exclusif de l’entreprise.

La prise en compte de l’ensemble de ces préoccupations est compatible avec plusieurs modèles d’entreprise : de celles qui mettent le profit comme premier indicateur mais le tempèrent par d’autres considérations, à celles qui renversent la perspective. Le développement des entreprises à mission montre aujourd’hui qu’il est possible de développer une entreprise ayant comme premier indicateur la réalisation de la mission, tout en ayant une contrainte de rentabilité. Même si cela ne concerne que quelques entreprises aujourd’hui (souvent petites), cela inverse la primauté donnée au seul profit. Ces exemples montrent qu’il est possible de mettre l’homme au centre de la mission de l’entreprise tout en se donnant des objectifs financiers afin d’assurer la pérennité du « business model » mis en œuvre. L’entreprise devient alors une communauté au service de la société et n’est pas renfermée sur ses intérêts propres.

Comme dit en effet le Compendium de la DSE au n°340, s’adressant à toutes les entreprises: « l’entreprise doit être une communauté solidaire qui n’est pas renfermée dans ses intérêts corporatifs ; elle doit tendre à une ‘écologie sociale’ du travail et contribuer au bien commun, notamment à travers la sauvegarde de l’environnement naturel » et, plus largement, en assumant ses responsabilités sociétales.

Dans cette perspective le rôle de l’entrepreneur et du dirigeant d’entreprise est évidemment essentiel4. Mais celui des consommateurs qui achètent les produits de l’entreprise et celui des épargnants qui la financent ne l’est pas moins. Au n° 33 Oeconomicae et pecuniariae quaestiones nous affirme : « il faut s’orienter vers le choix des biens résultant d’un processus moralement honnête, car même par le geste, apparemment anodin, de la consommation, nous exprimons une éthique en acte et nous sommes appelés à prendre position face à ce qui est concrètement bon ou nuisible pour l’homme. À ce propos, quelqu’un a parlé du ‘vote avec son portefeuille’ : il s’agit effectivement de voter chaque jour, au marché, pour ce qui aide notre bien réel à tous et de rejeter ce qui lui nuit. Ces mêmes considérations devraient aussi s’appliquer à la gestion des épargnes personnelles, en les orientant par exemple vers des entreprises qui fonctionnent selon des critères clairs, inspirés d’une éthique respectueuse de tout l’homme et de tous les hommes, sur l’horizon de la responsabilité sociale [cf. Compendium n° 3585]. Plus généralement, chacun est appelé à cultiver des pratiques de production de la richesse qui soient en accord avec notre caractère relationnel et qui tendent vers le développement intégral de la personne. »

Selon Benoit XVI, les positions éthiques qui guident aujourd’hui le débat sur la responsabilité sociale de l’entreprise ne sont pas toutes acceptables

Dans son encyclique Caritas in veritate du 29 juin 2009, Benoît XVI résumait ces points au n° 40 : « il est vrai que l’on prend toujours davantage conscience de la nécessité d’une plus ample ‘responsabilité sociale’ de l’entreprise. Même si les positions éthiques qui guident aujourd’hui le débat sur la responsabilité sociale de l’entreprise ne sont pas toutes acceptables 6 selon la perspective de la Doctrine sociale de l’Église, c’est un fait que se répand toujours plus la conviction selon laquelle la gestion de l’entreprise ne peut pas tenir compte des intérêts de ses seuls propriétaires, mais aussi de ceux de toutes les autres catégories de sujets qui contribuent à la vie de l’entreprise : les travailleurs, les clients, les fournisseurs des divers éléments de la production, les communautés humaines qui en dépendent ». […] « Il faut éviter que le motif de l’emploi des ressources financières soit spéculatif et cède à la tentation de rechercher seulement un profit à court terme, sans rechercher aussi la continuité de l’entreprise à long terme, son service précis à l’économie réelle et son attention à la promotion, de façon juste et convenable, d’initiatives économiques, y compris dans les pays qui ont besoin de développement. »

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Plus largement, le Pape François rappelle dans son encyclique Laudato Si’ du 24 mai 2015 nous rappelle au n° 194 que «pour que surgissent de nouveaux modèles de progrès nous devons ‘convertir le modèle de développement global’, ce qui implique de réfléchir de manière responsable ‘sur le sens de l’économie et de ses objectifs, pour en corriger les dysfonctionnements et les déséquilibres’. Il ne suffit pas de concilier, en un juste milieu, la protection de la nature et le profit financier, ou la préservation de l’environnement et le progrès. Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement. Il s’agit simplement de redéfinir le progrès. Un développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie intégralement supérieure ne peut pas être considéré comme un progrès… Dans ce cadre, le discours de la croissance durable devient souvent un moyen de distraction et de justification qui enferme les valeurs du discours écologique dans la logique des finances et de la technocratie ; la responsabilité sociale et environnementale des entreprises se réduit d’ordinaire à une série d’actions de marketing et d’image. »

  1. Ainsi le Compendium n° 331 « Le rapport entre morale et économie est nécessaire et intrinsèque : activité économique et comportement moral sont intimement liés l’un à l’autre… 332 La dimension morale de l’économie permet de saisir comme des finalités inséparables, et non pas séparées ou alternatives, l’efficacité économique et la promotion d’un développement solidaire de l’humanité. »
  2. Au n° 338 « l’entreprise doit se caractériser par la capacité de servir le bien commun de la société grâce à la production de biens et de services utiles. En cherchant à produire des biens et des services dans une logique d’efficacité et de satisfaction des intérêts des divers sujets impliqués, elle crée des richesses pour toute la société : non seulement pour les propriétaires, mais aussi pour les autres sujets intéressés à son activité. Au-delà de cette fonction typiquement économique, l’entreprise remplit aussi une fonction sociale, en créant une opportunité de rencontre, de collaboration, de mise en valeur des capacités des personnes impliquées. Par conséquent, dans l’entreprise la dimension économique est une condition pour atteindre des objectifs non seulement économiques, mais aussi sociaux et moraux, à poursuivre simultanément. »
  3. Au n° 340 « ‘Quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés’. Cela n’empêche pas d’avoir conscience du fait que le profit n’indique pas toujours que l’entreprise sert correctement la société. …. L’entreprise doit être une communauté solidaire qui n’est pas renfermée dans ses intérêts corporatifs ; elle doit tendre à une ‘écologie sociale’ du travail et contribuer au bien commun, notamment à travers la sauvegarde de l’environnement naturel ».
  4. Au n° 344 « les rôles de l’entrepreneur et du dirigeant revêtent une importance centrale du point de vue social, car ils se situent au cœur du réseau de liens techniques, commerciaux, financiers et culturels qui caractérisent la réalité moderne de l’entreprise ». Et il ajoute au n° 345 « la doctrine sociale insiste sur la nécessité pour l’entrepreneur et le dirigeant de s’engager à structurer le travail dans leurs entreprises de façon à favoriser la famille, en particulier les mères de famille dans l’accomplissement de leurs tâches; à la lumière d’une vision intégrale de l’homme et du développement, ils doivent encourager la ‘demande de qualité : qualité des marchandises à produire et à consommer; qualité des services dont on doit disposer; qualité du milieu et de la vie en général’ ; ils doivent investir, lorsque les conditions économiques et la stabilité politique le permettent, dans les lieux et les secteurs de production qui offrent à l’individu, et à un peuple, ‘l’occasion de mettre en valeur son travail’. »
  5. « les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d’achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne … Aujourd’hui plus que par le passé, il est possible d’évaluer les options disponibles, non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d’investissement que ces ressources iront financer, conscients que ‘le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’en un autre, est toujours un choix moral et culturel’ ».
  6. 11 Ce qui est mis sous le nom d’éthique peut recouvrir des priorités contestables d’un point de vue chrétien. Comme le dit Caritas in veritate au n° 45, « on note un certain abus de l’adjectif ‘éthique’ qui, employé de manière générique, se prête à désigner des contenus très divers, au point de faire passer sous son couvert des décisions et des choix contraires à la justice et au véritable bien de l’homme. En fait, cela dépend en grande partie du système moral auquel on se réfère. » Car la doctrine sociale « a une contribution spécifique à apporter, qui se fonde sur la création de l’homme ‘à l’image de Dieu’ (Gn 1, 27), principe d’où découle la dignité inviolable de la personne humaine, de même que la valeur transcendante des normes morales naturelles. Une éthique économique qui méconnaîtrait ces deux piliers, risquerait inévitablement de perdre sa signification propre et de se prêter à des manipulations. Plus précisément, elle risquerait de s’adapter aux systèmes économiques et financiers existant, au lieu de corriger leurs dysfonctionnements. Elle finirait également, entre autres, par justifier le financement de projets non éthiques ».