L’opposition entre Dieu et l’argent dans le Nouveau Testament
Publié le 23/01/2020L’idée d’une incompatibilité entre le service du Dieu de Jésus Christ et la quête de richesses est développée à de multiples reprises dans les récits des Évangiles synoptiques. Elle est énoncée par Jésus lui-même : « Vous ne pouvez servir deux maîtres : Dieu et l’Argent (littéralement « Mammon », terme araméen pour argent, possession) » — formule retrouvée dans deux Évangiles : Mt 6,24 ; Lc 16,13 — et est illustrée par de multiples récits.
Les deux exemples qui sont ici développés établissent clairement un lien entre idolâtrie et règne de l’argent.
Dans l’Evangile de Luc (Lc 12,16-21) : Le riche insensé
16 Et il leur dit cette parabole : « Il y avait un homme riche, dont le domaine avait bien rapporté.
17 Il se demandait : “Que vais-je faire ? Car je n’ai pas de place pour mettre ma récolte.”
18 Puis il se dit : “Voici ce que je vais faire : je vais démolir mes greniers, j’en construirai de plus grands et j’y mettrai tout mon blé et tous mes biens.
19 Alors je me dirai à moi-même : Te voilà donc avec de nombreux biens à ta disposition, pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence.”
20 Mais Dieu lui dit : “Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ?”
21 Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu.
L’homme riche, dans cette parabole, perd la notion de ses propres limites. Le lieu de son bonheur est sa propre existence, dont il ne voit pas le terme. Toute son énergie se déploie au service de son propre plaisir, qu’il croit garanti par ses richesses (v. 19). Tout se passe comme si l’homme riche avait fait de sa vie et de sa personne sa propre idole. Au-delà de l’oubli des limites de toute vie humaine, le discours de l’homme riche de la parabole n’accorde aucune place aux plus pauvres ni à Dieu lui-même. L’idolâtrie de la richesse, et de ce qu’elle rend possible sur le plan matériel, a effacé toute autre préoccupation.
Dans l’Evangile de Matthieu : Rendez à César… (Mt 22,17-21)
« Donne-nous ton avis : Est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César, l’empereur ? »18 Connaissant leur perversité, Jésus dit : « Hypocrites ! pourquoi voulez-vous me mettre à l’épreuve ? 19 Montrez-moi la monnaie de l’impôt. » Ils lui présentèrent une pièce d’un denier. 20 Il leur dit : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? » 21 Ils répondirent : « De César. » Alors il leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »
Le discours de Jésus, qui intervient dans le cadre d’un dialogue tendu avec les Hérodiens, venus le mettre à l’épreuve, est parfois interprété comme une distinction entre deux registres, entre deux domaines différents : le domaine spirituel, où l’on peut situer la relation de tout homme à Dieu, et le domaine politique ou mondain, qui obéit à une autre logique. Jésus suggèrerait que le paiement de l’impôt est une affaire qui relève de l’organisation de la cité ou de l’empire, et qui, à ce titre, ne le concerne pas directement.
Pourtant, une autre interprétation, plus radicale, de ce discours de Jésus est possible : l’empereur romain est divinisé de son vivant, et représente donc une idole qui exige soumission et révérence. Or, toute la tradition d’Israël, dont Jésus est l’héritier, souligne l’illégitimité des idoles, dont le culte est vain (voir en particulier le Deutéronome). Selon la perspective théologique d’Israël, tout appartient à Dieu, et rien n’appartient aux idoles. Dès lors, le logion de Jésus apparaît très provocateur :
« Rendez à Dieu ce qui est à Dieu » : selon la tradition d’Israël, le monde créé provient tout entier de Dieu, et il appartient à tous les croyants de reconnaître ce don de Dieu, et d’y répondre en s’engageant dans une logique de don et de gratuité. C’est le sens de l’invitation répétée de Jésus à l’amour gratuit du prochain. Les biens de ce monde proviennent de Dieu et tout croyant est invité à entrer dans une « logique du don », conforme à la théologie de la création.
« Rendez à César ce qui est à César » : l’empereur revendique une autorité divine.
Mais cette divinisation est illégitime. Elle est idolâtre. Ainsi, le propos de Jésus apparaît ironique, car, en réalité, rien n’appartient en propre à César. Rien ne lui est dû. Autrement dit, la symétrie qui semble établie entre Dieu et César dans le discours de Jésus n’est qu’apparente : tout provient de Dieu, et tout lui appartient ; l’autorité de nature divine que revendique César n’est qu’une illusion.
Ces différents textes mettent ainsi en évidence l’enjeu éthique de la lutte contre l’idolâtrie : c’est en reconnaissant l’origine divine de tous les biens « mondains », que l’on peut en affirmer la destination universelle. Dieu crée l’univers au profit de toute l’humanité sans exclusive. Au contraire, l’idolâtrie conduit à un usage exclusif des biens au profit des idoles : qu’il s’agisse d’une autorité politique divinisée (l’empereur), ou qu’il s’agisse, d’une manière plus banale, d’un oubli de Dieu et d’une absolutisation d’intérêts particuliers ou privés, qui se trouvent pour ainsi dire « idolâtrés ».
Cet article est extrait du Cahier des EDC La destination universelle des biens