Article de la revue

La grande inadéquation du financement des entreprises [Paul Dembinski]

Publié le 01/09/2014

Paul Dembinski, directeur de l’observatoire de la finance à Genève, éveille notre vigilance sur « les sept ans de crise (qui) montrent chaque jour davantage que la réalité du financement des entreprises ne correspond que très imparfaitement à l’image idyllique ».

La nature et l’économie à dominante agraire constituent la toile de fond et la référence immédiate, aussi bien de l’Ancien que du nouveau Testament. À l’instar de l’agriculture, toute activité humaine se déploie dans le temps, ainsi il y a le temps des semailles et celui de la récolte ; entre les deux, on prépare et on travaille pour que la moisson soit abondante. Pour cela, un « financement » est nécessaire, qu’il soit en nature ou en liquide. Le contexte industriel, et encore plus celui des services, tend à faire oublier cette vérité naturelle qu’avant de récolter il faut avoir semé, et préparé le terrain avant d’en tirer les fruits.

Avec Richard Cantillon (mort en 1734), la notion de l’entrepreneur, et avec elle celle de l’entreprise moderne, commence à émerger. L’entrepreneur, selon Cantillon, est celui qui prend le risque sur les frais fixes : c’est lui qui finance les préparatifs, et aussi celui qui engrange le résidu ou surplus, si surplus il y a. La simplicité de raisonnement de Cantillon met en lumière l’importance fondatrice (au sens propre) du financement pour toute activité entrepreneuriale moderne. L’apporteur du capital est celui qui est capable de financer en vue d’une rémunération future. Dans le monde industriel – où prévaut encore aujourd’hui le capital fixe sous sa forme tangible – l’apporteur de capitaux joue le même rôle que le propriétaire terrien : dans l’expectative d’un retour, tous les deux mettent leurs propriétés en mouvement grâce au concours du travail salarié, incapable, faute de moyens, de prendre le risque d’exploitation.

Dans le monde des services, l’analogie est moins claire puisque l’immobilisation n’a pas, la plupart du temps, de contrepartie tangible. Tout tend à devenir flux : location de salles, d’ordinateurs, détention d’éléments de propriété intellectuelle, etc. Il n’en demeure pas moins que tout cela constitue des coûts qu’il faut couvrir avant d’avoir des recettes. L’économie moderne, hautement financiarisée, conduit à gommer les distinctions dans les temps de rotation des divers éléments du patrimoine financier de l’entreprise : le temps long des immobilisations qui se compte en années, parfois même en décennies, le moyen terme des autres investissements et stocks, et finalement le temps plus court du capital circulant.

La proportion que prennent dans un bilan d’entreprise chacune de ces trois catégories d’actifs dépend à la fois du domaine d’activité et – de plus en plus souvent – du modèle d’affaires retenu par l’entreprise en question. Or, qui dit durée dit aussi risque. Aussi, mis à part l’immobilier, plus les échéances sont longues, plus le risque est grand et le financement est supposé venir des partenaires intimes de long terme de l’entreprise. Selon les bonnes vieilles recettes de gestion financière classique, chaque catégorie d’actifs devait être financée de manière spécifique : les fonds propres nourris par l’autofinancement étaient censés financer les installations techniques ; la dette de long terme – avant tout bancaire – était destinée à l’immobilier, les liquidités, y compris celles découlant de l’amortissement, les fournisseurs et les crédits en compte courant étaient supposés financer le fonds de roulement.

Une telle vision repose sur quatre hypothèses :

• la première est que l’entreprise est saine et son bilan – aussi bien l’actif que le passif – est facilement lisible pour ses partenaires financiers ;

• la seconde est qu’elle a dans son environnement une variété de partenaires financiers potentiels ;

• la troisième est que l’entreprise se développe de manière harmonieuse, sans soubresauts ni accélérations ;

• la quatrième hypothèse enfin suppose que ni l’entreprise, ni ses partenaires financiers ne recourent à l’ingénierie financière qui pourrait apporter – au prix d’entorses aux principes classiques de financement – un surplus de rentabilité en diminuant son coût de capital, grâce – par exemple – à l’effet de levier.

Les sept ans de crise montrent chaque jour un peu plus que la réalité du financement des entreprises ne correspond que très imparfaitement à l’image idyllique brossée plus haut. Rares sont les entreprises pour lesquelles les hypothèses se vérifient, rares sont celles qui trouvent « financement à leur pied ». Pourtant en toile de fond macro-économique, l’épargne est pléthorique, mais elle peine à trouver le chemin des bilans des entreprises, notamment des entreprises non-cotées.

L’épargne ne trouve pas le chemin des entreprises

Trois séries de raisons à cela : l’épargne moderne est peureuse, elle a une préférence marquée pour les marchés dits « liquides », c’est-à-dire les actions des entreprises cotées où elle « flotte », s’auto-illusionne en contribuant à faire monter les cours, sans financer directement les entreprises. Cette épargne-là, et les intermédiaires qui la gèrent, part de l’idée (fausse) qu’elle est plus en sécurité à flotter sur les marchés que dans les bilans des entreprises. Autant donc de financement qui ne trouve pas le chemin des entreprises. Il y a une inadéquation entre la taille des « paquets d’épargne » collectés par les institutions financières aux dimensions souvent mondiales et les besoins en matière de financement d’une entreprise non-cotée, petite et moyenne.

L’épargne disponible se traite sur les marchés de « gros » en dizaines, voire centaines de millions, alors que les besoins des PME sont tout au plus en millions. Cette inadéquation des montants se traduit par des coûts d’intermédiation, donc de financement, très élevés pour les entreprises, auxquels s’ajoutent les demandes de garantie qui dépassent ce que les entreprises sont prêtes à donner. Le constat est fréquent : les banques sont de moins en moins prêtes à devenir des vrais partenaires de PME en prenant un risque d’exploitation, sans autre garantie.

Les petites PME ont vu leurs conditions de financement se détériorer.

Ainsi, la crise semble avoir polarisé les choses : les entreprises à forte visibilité, à taille appréciable et bonne performance, même si elles ne sont pas cotées, voient leur accès au financement bancaire s’améliorer et profitent ainsi de la baisse des taux, lorsque les PME plus petites, plus jeunes et plus fragiles ont vu leurs conditions de financement se détériorer. Ceci étant, la stagnation dans les volumes de financements bancaires aux entreprises ne s’explique pas seulement par l’attitude des banques mais aussi par une certaine circonspection dans les projets entrepreneuriaux. La demande de financement des projets sains a aussi baissé.

Les fonds propres, bas dans les PME font hésiter les entrepreneurs à s’investir dans l’entreprises

Certaines entreprises, à l’instar de grand groupes, regorgent de trésorerie qu’elles hésitent à immobiliser dans des investissements classiques et qu’elles utilisent à des fins de fusions et acquisitions. Pour ce qui est des fonds propres, leur niveau est traditionnellement bas chez les PME en France, de même que l’autofinancement, ce qui traduit aussi une hésitation, au bas mot, des entrepreneurs à s’investir dans l’entreprise et indirectement alimente la réticence des autres financeurs à se substituer aux entrepreneurs ne prenant la part de risques qui devrait revenir à ces derniers. En Suisse ou en Allemagne la situation est très différente à cet égard.

Financement : Les entreprises ont plus besoin de partenaires que de seuls créanciers

Le modèle classique de financement, esquissé plus haut, est particulièrement inadapté aux situations soit de croissance, soit de crise grave pour l’entreprise. Quand la liquidité s’épuise à cause d’un choc externe (effet domino, retards de paiement, cassure d’un contrat, faillite d’un créancier, problème technologique majeur, concurrence soudaine, problème réglementaire, voire amende, etc.), les solutions de financement sont peu nombreuses. Soit l’entreprise dispose de fonds propres suffisants – que l’actionnaire a bien voulu auparavant laisser se constituer – et elle surmonte la crise, soit elle cherche du secours à l’extérieur : fournisseurs, clients, partenaires financiers voire les agences gouvernementales qui doivent alors intervenir dans l’urgence.

De telles interventions se font habituellement par des acteurs qui ont une excellente connaissance interne de l’entreprise, qui va bien au-delà de la seule lecture de ses états financiers. En période de turbulence économique, les crises de liquidité/solvabilité ont tendance à se multiplier au point que certains pays ont renforcé les dispositifs publics en matière de soutien passager (garanties de crédit notamment). Leur objectif n’est pas de maintenir en vie des canards boiteux, mais intervenir là où il y a des lacunes de marché pour sauver d’une disparition accidentelle des pans de substance économique saine par ailleurs.

À l’inverse des situations de chocs externes, des situations de forte croissance – les entreprises gazelles – ont aussi besoin de financements spéciaux : à la fois un apport de fonds propres pour financer des investissements (venture capital, private equity, etc.) mais aussi du financement abondant pour le fonds de roulement en expansion: en effet les coûts – comme dans l’agriculture d’antan – précèdent les recettes et doivent être financés. Les besoins des entreprises dans ces situations-là sont aussi peu lisibles de l’extérieur que celles des entreprises en crise. Le financement, si financement il y a, vient de spécialistes et entraîne – souvent comme condition d’entrée – la dilution, voire la perte de contrôle des artisans du succès, c’est-à-dire de l’entrepreneur. en cas de succès, voire de vente de la gazelle à un grand groupe, les actionnaires ne sortent pas perdants alors que l’entrepreneur peut rester avec le goût amer d’avoir perdu son trésor.

La liste des constats pourrait être allongée. En les mettant bout à bout, une hypothèse se dessine, celle d’une longue liste d’inadéquations qui, en dernière analyse, contribuent à ce que les formes de financements disponibles et les besoins des entreprises ne se correspondent que partiellement : l’inadéquation entre la complexité des situations particulières et le besoin de lisibilité des financeurs, l’inadéquation entre les masses disponibles de capitaux et la difficulté à les transformer en petites tranches de financement ; inadéquation entre les attentes de rémunération des capitaux flottants dopés par la hausse de cours et ce que les entreprises en faible croissance peuvent supporter ; l’écart entre les risques (apparents) que les épargnants sont prêts à prendre et ceux qu’il faut prendre pour financer les entreprises.

Des schémas de financement novateurs comme le partage des profits et pertes

Une première série de solutions passe par des schémas de financement novateurs, par exemple « le partage des profits et pertes » qui innove en proposant aussi aux créanciers de devenir partenaires en partageant avec l’entreprise le risque. Au moment de la signature, les parties s’accordent sur un coefficient qui déterminera, pendant toute la durée du prêt, quelle part de bonnes et de moins bonnes nouvelles affectera le créancier. De cette manière, le financeur devient un peu plus partenaire sans pour autant assumer la totalité du risque entrepreneurial.

Une deuxième série de solutions passe par le développement de passerelles de financements directs entre les grands réservoirs d’épargne de long terme (assurances et fonds de pension) et les PME. Il s’agirait de fonds prenant des positions minoritaires au capital, avec comme garantie une option de sortie.

Une troisième enfin pourrait passer par l’encouragement – aussi fiscal – à la constitution des fonds propres au sein des entreprises et par une fiscalité clémente au moment de la transmission au sein des familles de cette épargne qui n’aurait pas été externalisée.

Une quatrième solution pourrait être l’encouragement aux financements interindustriels – le long de la chaîne de valeur – entre fournisseurs et clients. La crise peut aussi avoir du bon, à condition qu’on soit prêt à en lire les leçons.

Toutes ces pistes et solutions ont en commun un rapprochement et une meilleure connaissance entre les protagonistes. Le circuit court de financement devrait, dans les années à venir, concurrencer le circuit long aux mille intermédiaires sans visage faisant apparaître des besoins plus aigus.